Basquiat : Simplicité et complexité d’un génie fulgurant
Artiste de tous les paradoxes, Basquiat, marginal devenu classique, graffiteur contestataire de la monétarisation de l’art, draine les foules à la Fondation Louis Vuitton trente ans après sa disparition. Autopsie d’un phénomène fulgurant…
A travers Basquiat et avec lui, c’est tout le street art qui connaît la consécration, celle-ci traduisant le rejet croissant de l’art conceptuel et minimaliste, inapte à raconter les préoccupations concrètes de la jeunesse des années 80. Le street art a ainsi fait renaître le figuratif enterré depuis des décennies. Il défie la société et permet aux communautés condamnées au silence de descendre dans la rue pour s’exprimer sur les murs. Parmi elles, les noirs américains, dont Basquiat qui donne à cette peinture néo-expressive et révolutionnaire une âme et un style.
Enfant précoce, il sait lire et écrire à 4 ans et parle couramment trois langues à 8. Doué mais fugueur, il quitte définitivement le lycée à 16 ans. Entré dans la mouvance underground de New York, tout en vivotant de petits jobs, il graffe des sentences humoristiques et énigmatiques pendant que d’autres courent après un ballon. Avec son ami Al Diaz, il fait partie d’un collectif qui signe Samo, acronyme de Same Old Shit.
Il estime davantage les dessins d’enfants que les œuvres d’artistes authentiques et tout son œuvre montre une fascination pour un graphisme rapide, naïf et instinctif. D’où un côté percutant obtenu par le choc entre la gravité des sujets qu’il aborde (la financiarisation de l’art et de l’être humain, le racisme, la violence avec des personnages armés de poings, lances, bate de base-ball, épées, ou la mort) et sa manière très infantile. Une manière voulue, ne nous y trompons pas… La preuve en est apportée par un tableau et une anecdote maintes fois rapportée à propos de celui-ci. Il s’agit de l’œuvre intitulée Dos Cabezas, 1982 dans laquelle il se représente au côté d’Andy Warhol juste après leur première rencontre. Warhol prend des Polaroïds pour réaliser le portrait de Basquiat. Deux heures plus tard, l’assistant de Basquiat, qui est venu à pied et en courant parce que le tableau ne tenait pas dans un taxi, surgit à la Factory et tend à Warhol médusé le double portrait à peine sec qui lui fera dire avec humour et amertume : "Je suis jaloux, il est plus rapide que moi." La vitesse d’exécution de l’œuvre, attestée par plusieurs témoignages, la ressemblance des portraits prouvent avec quelle facilité Basquiat aurait pu adopter un style plus conventionnel. Il parvient d’ailleurs, en quelques traits symboliques, à créer des visages très expressifs. Il s’agit donc d’un véritable choix pictural aussi signifiant et essentiel que n’importe quel signe, objet ou personnage figurant sur ses toiles. Choix pictural impliquant spontanéité, dynamisme et rapidité. Malgré tout, s’il n’était pas satisfait du résultat, il lui arrivait de faire des repeints.
Comme les enfants, il avait la rage de peindre : lui venait une idée et il s’emparait de n’importe quel support pour la réaliser (palissades, portes, vieux volets), tout était bon pour son pinceau, son crayon gras, son aérosol ou ses collages. Cela lui valut d’ailleurs de nombreuses brouilles avec les amis qui l’hébergeaient car ils retrouvaient leurs portes ou leur frigidaire repeints façon Basquiat…
Toujours précoce, celui qui fut immédiatement baptisé The Radiant Child connut un succès fulgurant : dès 1982, Larry Gagosian organisait une exposition de ses œuvres. Elle fut totalement vendue le soir même du vernissage.

Un trait rageur
Mais, contrairement à ce que pourrait laisser supposer son choix stylistique enfantin, l’œuvre de Basquiat réclame une lecture approfondie. Certains symboles itératifs constituent le socle de sa révolte et de son expression : les clefs, les couronnes (royales ou de martyrs avec épines, les symboles financiers (pièce de 10 cents, dollars), ceux du pouvoir (policiers, vendeurs d’esclaves) morbides (croix, squelettes, tombes)… Toutefois chaque tableau mérite une attention particulière pour en percevoir tout le sens, qu’il soit minimaliste comme Sans titre (Sugar Ray Robinson) 1982, criblé de notations comme Notary (1983) ou immédiatement parlant comme Sans titre (Shériff) 1981. En outre Basquiat avait conservé de sa période graffeur une boulimie scripturale qui envahit l’œuvre, chaque texte portant un message, voire une allusion à un proche ou à un personnage célèbre. Un simple © devient le symbole de la propriété, de l’exploitation. De même le tableau Gringo Pilot Anola Gay (1981), bi-chrome noir et rouge, mérite une attention particulière : il évoque le bombardement d’Hiroshima et le nom du pilote de l’avion, Paul Tibbets, est inlassablement répété, comme pour raconter, témoigner et dénoncer.

L’artiste aimait aussi brouiller les pistes et mêler les symboles forts sans rapport aucun entre eux. Simple jeu ou foisonnement d’un esprit en perpétuelle recherche ? Aucune hypothèse n’est à exclure. Basquiat voulait à la fois dérouter et s’exprimer spontanément, ce qui ne facilite pas la compréhension de l’œuvre ! Par ailleurs, au fil des années, son répertoire s’est enrichi de références culturelles, de sources diverses, de pictogrammes, de symboles, de thèmes qui sont venus saturer la toile comme dans Negro Period, 1986. On peut presque parler de poèmes picturaux.Egalement ambigu, s’il aspirait à une forme de reconnaissance, il a toujours dénoncé le marché de l’art. Déjà célèbre, il accepte de faire en 1982 une exposition à la Fun Galery à East Village où les prix des œuvres sont moindres. Il proteste ainsi contre l’exploitation et la commercialisation de ses œuvres. A l’époque, il n’avait pas fini de peindre ses tableaux que certains galeristes venaient les prendre pour les vendre. A tel point qu’aujourd’hui subsistent de nombreuses interrogations sur leur état d’achèvement. Est-ce vraiment l’expression de sa volonté lorsque certaines parties semblent inachevées ?

Dans Obnoxious Liberals, 1982, on peut lire un "NOT FOR SALE" à côté d’un Sansom, qui représente la figure biblique de l’esclave face à un homme cousu de dollars au chapeau de cow-boy, symbole du capitalisme. Le summum de la dénonciation est atteint dans Five Thousand Dollars, 1982, où l’œuvre n’est constituée que de son prix (5000 dollars) indiqué sur fond noir. Elle ne se réduit à rien qu’à ce prix. L’argent a englouti l’art.
Comme il le disait lui-même, sa peinture est "à 80 % de la colère". Et même de la rage. Rage pour dénoncer la violence, l’exploitation des noirs transfigurés en martyrs (la couronne d’épines) victimes de l’oppression blanche Profit I, 1982 et tués à coups de matraque comme dans The Death of Michael Stewart, 1985. A côté des martyrs figurent les héros, notamment les boxeurs noirs - Ray Sugar Robinson ou Cassius Clay - qui pouvaient frapper et vaincre les blancs sur le ring. Le sportif noir, symbole de révolte, comme aux J.O. de Berlin ou de Mexico en 1968, a toute sa dimension politique chez lui.
Rage aussi pour dénoncer une misère qu’il ne supportait pas. Il lui arrivait de temps à autre de glisser des liasses de billets dans les poches de mendiants. Mépris de l’argent toujours, appétit de la vie encore, désir de la raconter...

Emule de Léonard de Vinci
Outre l’expression de son vécu, l’œuvre révèle parfois un côté visionnaire comme dans ses collages, inscriptions et répétitions qui fonctionnent en réseau et annoncent l’internet. Par ailleurs, un de ses tableaux les plus remarquables Riding with Death, 1988, a été réalisé l’année de sa mort, un an après celle de Warhol. Il permet aussi de penser que Basquiat a été fortement inspiré par Leonard de Vinci. En effet, il évoque Deux Allégories de l’Envie du maître de la Renaissance. On songe aussi à lui dans la composition de nombreuses œuvres qui représentent le corps avec des textes apposés au dessin et des mentions comme Eyes, Teeth.

Vinci énonçait aussi parfois les parties du corps. Comme Vinci, il ceint ses personnages de couronnes ou fait côtoyer deux travaux sans rapport aucun. On a dit que Basquiat dessinait l’intérieur du corps parce qu’il avait reçu un livre d’anatomie à 7 ans, c’est probable, mais la mise en forme évoque la spontanéité de Vinci dans ses carnets. Ses carnets de vie, Basquiat les a tenus dans son œuvre. Il établit donc des liens entre les classiques avec des références culturelles nombreuses, propose également des diptyques et des triptyques évoquant une forme de religiosité, tout en utilisant des matériaux totalement contemporains. Avec le collage, il pratique une sorte de rap visuel agrémenté de sampling comme quand il parodie La Joconde de Vinci (encore lui !), insère dans Per Capita, 1981 la devise des USA tronquée E Pluribus [Unum] ou utilise le S de Superman en référence au héros.

Basquiat tirait son inspiration de la télévision, des BD, de la rue, des médias de son temps et a produit un art contemporain tout en s’inspirant parfois des classiques.
Un regard attentif permet ainsi de comprendre à quel point ces œuvres, qui peuvent paraître simplistes au premier coup d’œil, sont en fait complexes. Basquiat avait su préserver sa nature d’enfant. La fébrilité, la transmission de ses émotions, de ses combats donnent une vision à la fois tragique et romantique du monde émanant d’un univers intérieur tiraillé entre le voulu et le vécu auquel il ne concéda jamais rien.
Picasso affirmait : "Il faut agir dans la peinture comme dans la vie, directement." Basquiat expliquait ainsi son art : "Quand je travaille un tableau, je ne réfléchis pas sur l’art, j’essaie de réfléchir sur la vie." Chez lui vie et art s’entremêlent constamment. L’art est dans la vie, la vie est dans l’art. D’où cette expressivité immédiate qui parle au cœur de chaque homme.
